Dans les rues de Naha une ombre déambule. Traînant les pieds il n’a pas de destination précise. Cela fait longtemps qu’il n’a nul part où aller. Sa vie est dénuée de sens, son but ? Survivre. Pourquoi ? Il ne le sait pas lui même. A l’heure où ses camarades de classe se baignent ou bien font du shopping lui n’a rien à faire. C’est comme ça tous les jours. Il se sent vide, insignifiant. Les heures, les jours, les semaines, les mois coulent sur lui sans l’affecter. Ceux qui craignent la fuite des jours ce sont ceux qui ont peur de ne pas avoir suffisamment de temps pour réaliser tout leurs projets, hors Keishô lui n’a aucun projet. Rien de tout cela. Son visage ne reflète rien, si ce n’est le néant qui s’est emparé de lui le jour où sa mère a rendu son dernier soupir. Inexpressif, sans cœur, voilà les mots qui qualifient probablement le mieux le jeune Keishô. Les gens le fuit ou l’évite, lui a perdu tout estime de lui même. Il se méprise. Il ne supporte pas son corps meurtri qu’il doit traîner comme on traîne ses chaînes. Le jeune homme s’arrête à l’ombre d’un arbre. Lentement il balaie les alentours du regard mais ses yeux ne s’arrêtent sur aucun détail en particulier. Il regarde sans regarder en somme. Pourquoi perdre son temps et sa raison à observer un monde qu’il ne comprendra sans doute jamais ? Ce monde lui a donné le bonheur d’avoir des parents géniaux avant de finalement décider de lui reprendre. Le monde est fourbe et il préférait l’éviter plutôt que d’être pris dans ses filets une fois de plus. Keishô vivait à côté de sa vie à la manière d’un fantôme qui erre sans laisser de trace de son passage. A sa mort personne ne se souviendra de lui et ce serait comme si il n’avait jamais existé. Keishô n’a pas d’amis, pas de relations. Il est seul, il n’est rien. Parfois il aimerait partir pour de bon mais l’expérience de la mort est quelque chose de trop douloureux pour lui. Il ne pense pas en avoir la force. Et puis la mort n’était-elle pas qu’une invention de la vie ?

Un groupe de fille passe à côté de Keishô. Elles gloussent et l’une d’entre elles s’arrête même pour lui parler. Le jeune homme n’entend rien et fixe ses pieds. La demoiselle insiste un peu et puis finalement se lasse et court rejoindre ses amies qui sont déjà loin à présent. Elle oubliera vite Keishô, comme tout le monde. L’heure du souper va bientôt être annoncé à l’auberge de Naha mais le jeune homme ne s’y rendra pas. Il ne veut pas se mêler à la foule. Il mangera plus tard, ou bien il ne mangera pas du tout. Ce n’est pas bien grave. Lentement Keishô reprend sa route. Il se laisse guider par ses pas qui ne savent pas eux mêmes où ils l’emmènent. N’importe où, nul part, ça lui est bien égal… La vie le prend, le jette, l’égare, le perd, il ne s’en formalise plus.
Le jeune homme marcha ainsi durant de longues minutes -heures ?- avant de sentir ses vieilles converses usées s’enfonçaient dans le sable. Il était arrivé sur la plage de Naha. La plage synonyme de vacances, de baignades, de parties de beach volley pour l’ensemble de ses camarades ne représentait pour lui qu’une vaste étendue d’eau et de sable. Aucune connotation, aucun sentiments n’étaient reliés à cet endroit.

Petit à petit la nuit commença à tomber sur Naha ce qui alerta le jeune homme. Seule la perspective de se retrouver dans le noir était capable de le tirer de son état d’absence perpétuel. Dans quelle direction était l’auberge ? Bonne question. Keishô tenta d’abord de prendre le chemin sur sa droite. Il marcha durant un long moment mais ne croisa aucune auberge. Dans quelques minutes il ferait nuit noire et Keishô n’était toujours pas rentré. Paniqué il entreprit de revenir sur ses pas et prit cette fois le chemin de gauche. Ses petits pas hésitants s’étaient transformées en grandes enjambées pressées qui transportaient Keishô à une allure folle. Il ne voulait pas se faire rattraper par la nuit. C’était la seule chose qui arrivait encore à lui faire peur. Oui oui vous avez bien entendu, Sakamoto Keishô avait peur du noir… Ses vieux démons qui refaisaient surface sans doute…

Keishô court aussi vite qu’il le peut, ses poumons le brûlent mais il n’arrêtera pas de courir tant qu’il n’aura pas rejoint l’auberge. Plus que quelques minutes avant que la nuit s’empare pour de bon de la ville. Soudain, le lieu tant attendu se dessine à l’horizon. Keishô accélère l’allure et arrive enfin au pied de l’auberge. Essoufflé, il pousse la porte d’entrée et pénètre en trombe dans le petit salon. Peu de gens sont présents mais les rares personnes qui s’y trouvent n’ont pas manqué de tourner la tête dans sa direction en l’attendant arriver si peu discrètement. Parmi ces personnes se trouvent… Wamie ! Keishô reste quelques instants cloué au sol avant de songer à s’éclipser. Wamie… la seule personne capable d’éveiller des sentiments chez Keishô. Seulement les sentiments font mal et le jeune homme ne voulait pas revivre ça de si tôt. Le jeune aveugle faisait resurgir en lui des choses qu’il avait préféré enfuir au fond de lui depuis longtemps…