A son habitude, Kaoru s’isolait la journée. Dès l’aurore, elle quitta sa chambre, guitare en main, feuilles et crayon glissés dans l’étui au cas où l’inspiration viendrait. Elle ne croisa que Kimiko, levée très tôt. Elle lui demanda s’il y aurait beaucoup de chambres à astiquer ce matin. Elle lui annonça qu’elle n’aurait qu’à s’en occuper demain. A la fois satisfaite et un tantinet déçue, la jeune nippone sortit de l’auberge, non sans jeter un bref coup d’œil vers les cuisines au cas où son ami serait déjà levé. Ce qui l’étonnerait fort, puisque Ryuhei était réputé pour être un véritable paresseux. Effectivement, la salle était vide. En même temps il était un peu tôt pour voir des élèves se pointer. Mais il arrivait souvent que le cuistot arrive après les premiers élèves, et ces derniers patientaient, attablés, en bavardant allègrement pour les plus courageux, les autres comatant dangereusement à côté en se demandant pourquoi leurs compagnons parlaient si fort. Bien sûr, si Kaoru savait tout cela, c’était parce qu’il le lui narrait bien, parce qu’elle n’avait jamais pointé son nez lorsque la salle était pleine. Impossible pour elle. En fait, on pourrait carrément la qualifier d’agoraphobe …

Cette fois, elle ne s’installa pas à la plage. Elle faisait ça si souvent, et ce toute l’année, alors pourquoi pas changer ? Après tout seuls les imbéciles ne changeaient pas d’avis, n’est-ce pas ? En tout cas, elle avait décidé de s’installer à l’orée de la forêt. Hors de question d’y pénétrer ! Un jour elle avait entendu Kimiko glisser à un élève que la forêt était un endroit peu fréquentable, et elle n’avait jamais osé vérifier la rumeur.
Kaoru arriva à destination et s’assit en tailleur contre un arbre. Cependant, après un bref regard circulaire aux alentours, elle dut avouer qu’elle était trop en vue, et la moindre personne qui se baladerait pour se rendre à la plage ou en ville l’apercevrait. Jusqu’ici, très peu des élèves en voyage sur l’île étaient au courant de l’existence de la demoiselle. Elle se faisait très discrète. Embêtée de sa position, elle réfléchissait. Une légère envie d’entrer dans la forêt la traversa, mais les paroles de Kimiko lui revinrent en mémoire et elle se demanda si c'était une bonne idée.
Soudain, un bruissement se fit entendre et une ombre surgit non loin d'elle. Apeurée, elle pénétra dans la forêt par réflexe afin de se cacher derrière un arbre imposant. Une jeune fille approchait. Hein ? Qui venait rôder si tôt dans un tel endroit ? Hormis elle ... L'inconnue pénétra à son tour au milieu des arbres. Soucieuse de ne pas être vue, Kaoru fila dans la direction opposée à celle de la jeune fille en essayant de faire le moins de bruit possible. Difficile avec toutes les brindilles qui jonchaient le sol ! Le coeur battant, elle fit le contour d'une sorte de petit ravin. Heureusement qu'elle avait regardé devant elle, c'était dangereux ce fichu trou ! Elle comprenait mieux en quoi les villageois déconseillaient l'endroit. Mais soudain ...

CRAAAAC!

Kaoru se retourna vivement et eut juste le temps de voir l'inconnue dégringoler dans le petit ravin. Elle, elle ne l'avait pas vue en tout cas. Allongée au sol, elle ne bougeait plus. Tous les sens en alerte, la jeune adolescente ne savait vraiment pas quoi faire. Balancée entre la peur d'aller vers quelqu'un qu'elle ne connaissait pas, et le remords qu'elle éprouverait si elle s'enfuyait comme une voleuse après avoir vu la scène, elle restait figée là, en haut du petit précipice, à regarder d'un air inquiet le corps inerte de la jeune femme. Sans doute une élève de l'auberge ...
Les deux ou trois minutes où l'autre resta inconsciente furent celles de réflexion de Kaoru. Puis elle s'éveilla, et murmura quelque chose que la jeune fille n'entendit pas de là haut. Elle la vit néanmoins observer sa jambe et tirer une grimace de douleur. A y regarder attentivement, elle semblait blessée. Après une longue hésitation, Kaoru décida de descendre. Elle avait repéré des appuis sur la paroi, et tant pis si elle bousillait sa jupe à volants blanche. La santé de cette fille avant tout ! Laissant sa guitare en haut à contrecoeur -jamais elle ne s'en séparait d'ordinaire, elle finit par atterrir en bas, non sans décrocher quelques pierres de la terre. Elle se précipita vers l'inconnue, maintenant qu'elle était en bas et que l'autre l'avait remarquée, inutile de perdre du temps suppémentaire. Elle s'accroupit à côté d'elle, lui prit instinctivement la main, et murmura timidement :

Kaoru - Ano ... Ca va aller ?

Sa voix était rauque. Elle s'en servait tellement peu ... Elle croisait les doigts pour que la jeune femme face à elle soit une Japonaise, elle ne parlait pas un traitre mot de coréen.